Exposition "Creuser la terre #2" - Florence BRUYAS (mai 2025)

 

 Florence Bruyas "Creuser la terre #2 "


 

Les ombres de lumières

Pierre Rochigneux

Un texte pour une exposition de Florence Bruyas

"Creuser la terre #2"

5 m2025a

Je croyais ma mémoire dans l'air, dans les airs, dans les nuages et c'était au-dessus, je tendais le bras si je pouvais avoir mon premier biberon, mon premier vélo sans roulettes, mon premier saut de sable renversé. Mon premier chat caressé. 

Longtemps la mémoire était scolaire et retenait les grosses lettres et les chiffres, les récitations et les nombres, les sons puis les musiques, les chansons de tous vents, aussi les visages familiers. L'inconnu sait s'immiscer, l'inattendu intervient. Insidieusement apparaît l'intimité. Non, se révèle l'intimité. Non, se forge et se soude et se terre l'intimité. Se cache l'intimité dans le fonctionnement de ma mémoire. De ce qui s'oublie comme de ce qui se retient. Alternatives permises. Mensonges autorisés.

- Viens, p'tit homme, viens danser, lâche cette bière, viens danser avec moi.

On pourra creuser sans cesse dans cette mémoire solide pour y trouver les graines qui n'ont pas germé. On saurait leur trouver un autre endroit, plus sec, plus humide, plus dense ou plus aéré. Creuser sans cesse dans la limite que la Faucheuse tracera. On veut que ces graines donnent l'arbre ou la fleur et la nourriture et le poison. Fleurs qu'on cueille ou qu'on laisse tranquilles et qu'on sent, qu'on regarde, qu'on imite. Arbres qui feront ombre et dont on vise la canopée en grimpant. Branche à branche, arbre généalogique ou ce chêne qui se prend pour le roseau. Pour voir plus loin pour voir ce qu'on est de plus haut. Graines salvatrices ou graines stériles. C'est encore plus profond dans ma mémoire et je crois encore que s'y trouvent mon avenir et ce dépassement. Écrire, dit-elle.

- Non, là, tu me fais mal.

La dépendance est là. Je la mesure. Je perds la mémoire, mon corps, mon esprit, ce mélange perd le passé. Les prénoms, les dates, les ambitions. Les premières fois. Un "avant dernier verre". Pour la route. Histoires d'histoires d'histoires.

- Mais le présent est éphémère et à la fin de ces quelques lignes je suis déjà dans le futur de ce présent-là. Il appartient à un passé. Il fut fabuleux.

J'ai serré un arbre maigre et compté jusqu'à cent. Plusieurs fois pour que tu puisses te cacher pour toujours. Et pour jamais. Mes ongles se @nt griffes et pelles, je viens te chercher. Je tends mes bras dont je n'aperçois plus les élans. Coups et caresses.

- Coucou, p'tit homme !

Je veux gagner toutes mes guerres et proposer autant de paix, je veux que mon empreinte reste et qu'un doigt aveugle puisse la lire, je commence le dessin de la forme de cette invisible prétention, me voici célèbre à mes yeux pour récupérer l'importance qui s'en va dans ma propre poussière. Regarde-moi. 

- Eh bien, marmottons doucement. Attention aux éclaboussures, je plonge.

À plus tard, continue d'user ton stylo.

Je sais que je ne suis pas allé te voir, je le sais chaque jour, tu attends. Je perds ta mémoire, ton fantôme me dirait, je perds ta mémoire. Je prends ton nom par des lettres grandes et profondément ancrées, par des chiffres ordonnés pour faire date. J'y poserai un château de sable.


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